MEDIANOCHE HALIEUTIQUE

2019 / Crypte Rostropovitch — EAB, Beauvais

[...] Il y eut d’abord des tourteaux à la nage, un consommé de moules aux croûtons grillés et des anguilles fumées. Puis des bernard-l’ermite flambés au whisky et des oursins violets boucanés. On attendit traditionnellement le douzième coup de minuit pour servir le plat royal, les homards Pompadour entourés de biches de mer. Ensuite la nuit se poursuivit avec des pieuvres au paprika, des paellas de seiches et une gibelotte de vieilles. Aux premières lueurs de l’aube, on apporta des ormeaux au vin blanc, des beignets d’anémones et des coquilles Saint-Jacques au vin de Champagne. Ce fut ainsi un vrai médianoche marin sans légumes, fruits, ni sucre.”

Michel Tournier, Le médianoche amoureux


photographie : Tadzio
Entretien avec Helene Lallier, diretrice de l’EAB

Comment es tu arrivée à la céramique?
J’ai mis les mains dans la terre, pour la première fois, durant mes études aux Beaux-Arts de Paris, en 2010. Ça été une vrai révélation, et j’ai passé le plus grand temps de mes études dans cet atelier qualifié de « technique », dirigé par Claude Dumas. L’atelier fait parti d’une annexe dédié à la sculpture, à Saint-Ouen. Le lieu ouvrait tout juste. Il y avait une grande liberté, autonomie et aussi exigence. La rencontre avec la céramique a complètement boulversé mon travail, qui jusqu’alors était principalement du dessin et de la gravure. Le travail de la terre m’appris à être patiente, à travailler des projets sur plusieurs semaines voir plusieurs mois. C’est la terre qui donne le rythme de travail, qui guide l’avancée des pièces, c’est un matériau vivant. Le travail à l’atelier me plaît aussi car il demande un investissement physique, qui à la fois déploie et canalise mon énergie.

En quoi les explorations et les grand voyageurs ont ils impacté voire orienté ta démarche?
Qu’elles proviennent de la littérature, du documentaire, de la bande-dessinée ou encore de podcasts, il est vrai que je voue une passion pour les récits de voyages, d’explorations et de découvertes en tout genre. Je trouve fascinant que les humains, de tout lieux et toutes époques, aient toujours ressenti la nécessité d’aller voir vers l’ailleurs, vers l’inconnu. La curiosité est un cercle vertueux, plus on découvre, plus on cherche à savoir. 
Il est évident que ce qui passionne résonne dans une pratique artistique, quelque qu’elle soit, consciemment ou pas. Me concernant, il y a toujours une latence entre une information, une expérience « ingérée » et son usage une fois de retour à l’atelier. Lors de mes propres voyages, je dessine quotidiennement, ce qui permet d’entraîner la main bien sur, mais aussi l’oeil qui devient est plus attentif. Ces carnets de dessins sont ma mémoire externe.
Quelques lectures récentes qui m’ont beaucoup plues, écrites par des voyageurs qui manient aussi très bien l’humour: «Touriste» de Julien Blanc-Gras, « Abysses» de Christophe Migeon ou encore « La vie sexuelle des cannibales » de Maarten Troost.

As-tu une affection particulière pour une technique?
J’aime toutes les étapes qui jalonnent la réalisation d’une pièce et c’est justement la variété de gestes et d’actions qui me plaît dans la pratique de la céramique. Du côté terre, j’adore le modelage, donner corps à des formes dessinées, les voir surgir en volume et prendre vie dans la terre fraîche. Cela rejoint ce vieux fantasme universel, qu’est de donner vie à l’inerte, comme pour le Golem, Frankenstein ou encore Pinocchio. Rien n’est plus grisant que de regarder rétrospectivement les rapides et grands croquis qui m’entourent à l’atelier et voir les sculptures prendre forme. Aussi, un geste précis que j’adore, c’est de découper. Il y a quelque chose de jubilatoire dans de belles coupes franches, propres, celle qui divisent une forme pour en créer deux. Inciser, diviser, partager, trancher, scinder, morceler… et il y a aussi la joie de découvrir des intérieurs travaillés à l’aveuglette. Et concernant l’émaillage, je travaille surtout au pistolet à air comprimé, pour créer des aplats ou des dégradés; et en trempage quand il s’agit de pièces aux entrailles sinueuses.

Comment as-tu abordé la résidence et l’exposition qui en découle à Beauvais?
Le lieu d’exposition atypique, la crypte Rostropovitch, a évidemment orienté mon projet. J’ai très vite imaginé une exposition plongée dans un clair-obscur, évoquant à la fois les fonds marins et la peinture flamande. Dans cette pénombre bleutée, j’imaginais toutes les céramiques réunies au centre de la crypte, sur un seul et grand socle, tel un grand festin aquatique. D’où une partie du titre, Médianoche désignant le repas pris à minuit, et terme faisant référence à un recueuil de nouvelles de Michel Tournier, Médianoche Amoureux.
La résidence est passée diablement vite, à peine le temps de s’acclimater dans le bel atelier de vitres et de briques qu’il faut déjà plier bagages! Plus sérieusement, le travail de la céramique demande un temps long, avec ses tâtonnements, ses aléas de cuissons. J’ai toujours du mal à évaluer le temps que je mets pour chaque étape… La faute à mon optimisme et à mes yeux plus gros que le ventre. La terre aussi ramène à réalité.

Quel projet fou souhaiterais-tu mener?
Les idées projets fous, ce n’est pas ça qui manque, et à tout sujet! Concernant la céramique, j’aimerais un jour réaliser un grand ensemble pour une fontaine avec jets d’eaux, dans l’esprit de mes sculptures Rodéo et celui des fontaines baroques 19ème. En symétrie, avec monstres marins, femmes dénudées, grands coquillages, cavaliers mythologiques, scènes de combats et de métamorphoses… Je l’imagine monochrome, avec ces silhouettes jaillissantes et des bestioles fourmillantes... Mais pour cela il faut une année devant soi, si ce n’est plus, un hydro-magico-technicien, et surtout de très grand fours. Patience donc!
Et pour les projets fous dans l’immédiat, et d’un autre genre, on me propose justement une traversée entre le Panama et Hawaï à l’automne prochain, sur le voilier d’amis photographes et apnéistes. Mes connaissances en navigation sont quasi nulles, et la houle ne me réussit pas toujours… et pourtant je pars les yeux fermés si le temps et les sous le permettent. Ce sont ce genre de projets fous en parallèle de ma pratique d’atelier qui m’enrichissent

DANS L’EXPOSITION




© 2023 / Elsa Guillaume