ROYAUME PAGURES

2024 / La Patinoire Royale - Galerie Valérie Bach, Bruxelles 

Du plus loin que je me souvienne, les aventures qu’aime à nous conter Elsa Guillaume sont toujours la promesse de lointaines expéditions au creux des mers et des océans. Un monde d’avant notre monde, quand nous autres, homme et femmes, n’avions pas encore mis tout à fait pied à terre.

Ainsi s’attache-t-elle à nous faire découvrir ou redécouvrir la profondeur des abysses, devenus à nos yeux aussi mystérieux qu’inatteignables, alors qu’ils furent par le passé l’aire de jeu offerte au règne de quelques civilisations depuis bien longtemps disparues. Bien loin d’une émouvante mais sombre dystopie, c’est plutôt à l’art de la fable qu’emprunte ici l’artiste, pour mettre en scène la petite odyssée contemporaine de quelques valeureu pagures, ou Bernard dit l’Hermite, partant à la conquête d’une autre monde. Ou peut-être, à voir ce chevalier des mers hautement « carapacé », et sur cette embarcation dignement allongé, s’agit-il d’un dernier voyage ? Peu importe la destination, qu’elle soit vers un ailleurs meilleur, terre depuis longtemps promise, ou bien celle de son ultime traversée, c’est au cœur de l’archéologie fictive, mémoire romancée d’un royaume ancien et oublié, qu’Elsa Guillaume puise sa dramaturgie. Curieux animal pouvons-nous penser que cet intriguant crustacée auquel elle donne le premier rôle, fier guerrier muni de pinces aiguisées et tout à la fois organisme mou, devenu si fragile une fois aquitté sa coquille à un voisin mollusque empruntée. Mais sans doute est-ce là la belle image, la métaphore aimablement dessinée que de ce petit roi des mers passant sa vie durant à courir de palais en palais, en fait le héros contrarié de notre monde moderne en perpétuelle migration.

Ainsi la question est posée par notre intrépide exploratrice de l’éternel besoin que nous avons à nous adapte pour vivre, même peut-être déjà davantage survivre, tant nous n’avons pas su ou sinon jamais voulu concilier avec le vivant. Mais comme toujours, elle le fait à sa manière douce, avec une sorte de regard amusé, mélange de fascination et de lucidité éclairée à l’égard de ce monde marin qu’elle ne cesse de parcourir au sens propre comme au sens figuré. De l’entrée en scène de quelques vitrines qui tel un codex introduisent le sujet, à la découverte de ses personnages épiques ici modelés dans une étonnante terre rouge, aux dessins faussement maladroits et flèches décochées au mur, le décor est posé d’une pièce en trois actes qui se déroule sous nos yeux. A la surface troublée de l’eau, au moment précis où parfois nous l’affleurons, Elsa Guillaume a décidé cette fois de nous faire traverser le miroir. Nous inviter à plonger au cœur de cet univers qui nous fascine autant qu’il peut nous faire peur, pour un instant nous ramener à nos origines, ce temps d’un autre temps où nous faisions corps avec l’élément marin.

Laissons-nous alors maintenant porter, flotter, dériver jusqu’à cet incroyable et merveilleux royaume pagures, cette homérique et poétique tragédie qui nous est offerte à partager. Laissons-nous rêver puisque nous n’avons, c’est certain, vraiment plus beaucoup d’autres moyens que ceux de l’art et de l’artifice pour nous échapper de notre belle époque ou confortable coquille dans laquelle nous avons cru bon de nous enfermer. Et comment ne pas voir dans reflets de cet onirique voyage à travers lequel nous embarque Elsa Guillaume, la moral d’une fable d’aujourd’hui ? Qu’il serait grand temps de porte enfin notre regard sur les êtres qui nous entourent, tout infirmes qu’ils soient à pouvoir se hisser à la hauteur de notre prétendue et oh combien prétentieuse humanité.

Jean-Marc Dimanche, commmissaire de l’exposition

photographie: © Tadzio

DANS L’EXPOSITION




© 2023 / Elsa Guillaume